Il y a, à l’œuvre dans la société, une horizontalisation des valeurs – propre à l’anarchisme –, qui montre – et qui entend bien montrer – que ses partisans se placent « à la base » d’une refondation des valeurs individuelles. « On est à la base ! » Ce cri de ralliement militant trahit non un désir de s’élever, mais de s’étendre. Pour penser et pour croire se situer à la base, aux fondements d’une société, il faut cultiver la défiance envers tous ceux qui, de générations en générations, de refondations en défaites, de ruptures en transmissions, ont cru, à bon droit, contribuer à renforcer ses fondations. La base, pour édifier, doit être solide. Si « l’ascenseur social est en panne », comme le veut l’antienne journalistique, il s’agit toutefois dans la société de quelque chose d’autre qu’un ascenseur qui élève : le soin de transmettre en vue d’édifier, le souci de pérenniser des valeurs bonnes, qui favorisent les initiatives et la conservation de l’espèce humaine, qui l’élèvent et qui la renforcent, qui la protègent, en lesquelles elle aime la vie.
Mais une génération se dresse et proclame : « Nous sommes la base ! » Qu’elle vérifie premièrement que les bases n’ont pas déjà été posées et qu’elles sont encore solides. Parfois, un soutien, une unité de renfort est nécessaire pour consolider une base qui montre quelque signe de faiblesse. Ce n’est là qu’un modeste sacrifice en comparaison des efforts auxquels auront dû consentir des générations pour construire patiemment les bases, les fondations, ce qui fait tenir debout l’édifice. Refonder la base, au contraire, demanderait, avec un aplomb inouï, soit d’aménager un autre emplacement pour construire ailleurs, soit de détruire ou déconstruire l’édifice. Poser de nouvelles bases sur des bases anciennes et encore viables, c’est risquer de faire vaciller les fondations, la structure, l’ensemble, car on ne pose pas des bases sur des bases, des fondations sur des fondations. L’édifice exige de ses ouvriers aussi patients que géniaux la conservation, l’étude et l’élévation.
Mais l’édifice, au fil des siècles de sa construction, a atteint une dimension et une taille prodigieuses. Ses fondations, extrêmement larges et solides, sa hauteur, vertigineuse, font la fierté des individus qui le composent. Non sans vivoter sur les bases anciennes, ils sont grisés par la mémoire de leurs ancêtres, dont ils ressentent le légitime orgueil, et par l’avenir encore prometteur, dont ils pressentent la venue. Il faut le reconnaître, la difficulté, pour eux, ne consiste pas tant à aplanir le terrain, qu’à contempler, sans défaillir, l’horizon majestueux qui s’étend devant eux. L’horizontalité les saisit. La vision qu’il leur reste à inventer n’est pourtant plus si large, plate, géométrique, que haute, profonde, échelonnée, afin de mesurer la difficile beauté de l’édifice. L’heure n’est plus au compas, mais au sextant. Après tout, la grandeur participe de toutes les dimensions.
La verticalité de l’esprit exprime un désir d’élévation qui succède à l’horizontalité de la volonté, cette volonté déjà ancienne qui a rendu possible la construction de l’édifice. L’horizontalité, qui perdure dans le regard de tous, est l’extériorisation de la volonté commune et mémorable, qui, pour se perpétuer, a l’obligation de se convertir aux profondeurs de la vision, de la création, de l’esprit. À l’heure actuelle, cette profondeur est encore malaisée, mal représentée et difficile à percevoir. Sur nos écrans, il arrive même qu’elle passe ou se fasse passer pour une extravagance folle ou dangereuse, parfois les deux. La restitution de la profondeur impose, à la base de l’éducation, la confiscation ou la mise à distance des écrans, et l’instauration du « temps d’écran » pour tous les autres. Il y a un temps pour tout.
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