Simone Weil (1909-1943) |
Je souhaiterais, dans cet article, pointer l’existence d’un questionnement qui, dans le féminisme contemporain, n’a pas encore été abordé au cours du débat qui anime la société actuellement.
Les féministes, pour autant qu’elles veulent l’égalité, sont des humanistes. Dans le cas contraire, ce serait un renversement des rapports de domination hérités du patriarcat qui mènerait, depuis notre époque remuée, à la situation inverse, diamétralement opposée à une autre époque, dont la reconnaissance nous ferait encore défaut. On dirait, par exemple : « Vu la domination des femmes, nous vivons un XVIIe siècle inversé. »
Mais les féministes veulent l’égalité, le féminisme est un humanisme. C’est reconnaître déjà que son but n’est pas atteint, que demeurent des inégalités en faveur des hommes. Mais y’a-t-il des inégalités qui se manifestent en faveur des femmes ? Je ne parle pas des inégalités de nature qui demanderaient des révolutions inouïes pour être renversées, tel que l’enfantement pour les hommes. Laissons cela au cinéma, à la fiction, car le besoin de fiction nourrit l’imaginaire, qui en retour fertilise la réalité. Or j’entrevois une pratique, qui se vit à la fois sur le mode réel et sur le mode imaginaire, et qui pâtirait grandement d’être considérée fictive. Cette pratique, c’est l’esprit. L’esprit individuel, l’esprit commun, l’esprit des sciences et des lettres, ont ceci en commun de marquer une limite entre l’ignorance et le savoir. L’esprit, pour exister, doit faire l’objet d’une recherche. C’est ce qui explique qu’il n’est jamais acquis immédiatement : qui croirait être pur esprit prouverait tout le contraire. L’esprit se définit par la participation qu’il sollicite et l’ouverture qu’il permet, par la recherche et par la découverte de créativité, de culture, de mémoire et de partage. Dans le féminisme, qui est le problème qui nous occupe donc, son esprit se distingue à plusieurs égards de celui pour lequel manque un équivalent masculin. Le« masculinisme » n’est guère un terme employé ni revendiqué, et pour cause : personne n’en veut. Cela atteste la force d’adhésion et de ralliement de l’esprit féministe. Bien des hommes ont compris qu’ils devaient être féministes pour survivre.
En terme d’esprit, le féminisme est jeune. À peine plus d’un siècle. En revanche, ce qui caractérise les hommes et les femmes depuis toujours sous le vocable humains, c’est leur esprit commun. Si l’esprit des hommes domine les siècles, les millénaires diront certains, nul ne sait si cette domination s’est faite selon la nature. Pour ma part, j’aurais tendance à penser qu’il n’en est rien, qu’en des temps immémoriaux hommes et femmes vivaient égaux et heureux selon leur être, dans un équilibre de nature et d’humanité. À présent, sans que la domination masculine soit complètement surmontée, l’esprit dominant est un esprit féministe. Et ce qui renforce sa domination, c’est le peu d’exemples d’esprit féministe qu’offre l’histoire. C’est en même temps la raison de la colère féministe, et sa force. Elles ont peu de modèles, elles créent ex nihilo des valeurs, librement, selon leur volonté et leur inspiration, selon les évènements. Non qu’elles créent la nécessité essentielle de leur esprit, qui leur est fatalement antérieure, mais elles l’expriment nécessairement de tout leur être. Mais cet esprit inédit dans l’histoire a un revers : la vision opaque, la confusion de qui est privé d’exemples passés, sans compter l’impossibilité commune de connaître l’avenir. On assiste donc à une liberté, une créativité et une domination sans partage de l’esprit du féminisme.
Pour les hommes, il en va tout autrement. Non seulement les hommes contemporains se voient dominés par l’esprit féministe, mais ils ont, de surcroît, bien des exemples historiques d’hommes et d’esprits masculins d’une grande diversité. Et ces exemples, qui peuvent devenir des modèles, ou des sources d’étude et d’inspiration, des nourritures spirituelles, des guides ou des ennemis historiques, tous ces exemples les dominent à leur tour. Dans la grande et longue histoire, les hommes ont dominé : guerres, travaux d’envergures, hommes de pouvoir, clercs, scientifiques, philosophes, et, dans une moindre mesure, artistes. Presque tout ce qui a nourri l’esprit historial était masculin. Or les modèles importent grandement dans la constitution de l’esprit commun et individuel. On ne peut pas connaître les sciences sans étudier leur histoire, etc. Les choses se passent comme si la plupart des repères masculins étaient dominants et dominateurs, pour les hommes comme pour les femmes, sans que ces dernières les reconnaissent pour esprit. Les hommes seraient voués à être dominés par l’esprit commun, masculin et féminin. Mais il faut peut-être, pour comprendre ce qui a lieu, délaisser désormais le terme de « domination », pour lui préférer ceux de transmission, de mémoire et de culture. Car l’esprit n’aura pas le choix s’il veut survivre : il devra faire corps avec l’ennemi, plus seulement l’affronter.
En conclusion, j’aimerais ajouter un mot sur ce qui occupe mon temps agréable : la philosophie. De Socrate au vénérable Jürgen Habermas, une chaîne quasi ininterrompue de philosophes masculins s’est exprimée. Bien ou mal, utilement ou non, clairement ou obscurément, telles ne sont pas mes questions du jour. Je dois dire que cette quête de l’esprit, qui donne de l’intérêt à la philosophie, est passionnante. Et je ne connais rien qui soit plus spirituel que de lire des livres en devenant moi-même des bribes d’untel et de tel autre, comme un arbre où grouillerait un écosystème varié et fécond :
le tronc chrétien, socratique et kierkegaardien,
les branches des philosophies allemandes et grecques,
les feuillages français,
les amitiés vivantes et dialoguantes,
les oiseaux de jour comme de nuit,
les papillons du hasard,
les abeilles et les bourdons romanesques,
la floraison de la sagesse que je cherche encore…
Je souhaite donc dire aux féministes : lisez les philosophes, femmes et hommes. Bien que ces derniers monopolisent vingt-cinq siècles d’entretiens, ils n’ont eu qu’un infini en partage, un seul. L’éternité de la pensée dans laquelle nous vivons tous est bien plus grande encore, à condition de la nourrir aussi de leurs richesses. — Et si les livres du premier et du dernier d’entre eux croisent votre route, laissez-les dialoguer ! Vous en oublierez jusqu’à la dernière actualité, jusqu’à votre fatras, vous en oublierez où vous êtes !