David Rolland :
« Vous en avez rêvé, un lecteur l’a fait : il s’agit d’un livre, de 9 pages. Merci l’auteur. » Impératif de circonstance : Agis de telle sorte que tu traites le boumeur aussi bien dans Dieu que dans le Dieu de tout autre jamais simplement comme un moyen mais toujours et en même temps comme une fin, un destin et de bon cœur.
La monnaie est le plus grand rempart dressé face à la conscience des corps : sans monnaie ces petites mains ne travailleraient pas, c’est ce que l’on a cru.
Rien ne permet de juger les autres.
Tout est injuste dans le système.
Les individus ne sont pas coupables d’avoir des besoins.
Le mérite n’est jamais dans l’argent.
Le système du mérite fondé sur le gain d’argent est l’ennemi public numéro un.
Sans monnaie pas de capitalisme sauvage.
Il subsiste une devise pour la France et l’Europe (l’euro).
La justice humaine veut l’échange d’un revenu solidaire universel contre la valeur de travail, en plus d’un salaire en fonction de l’activité.
La justice de la dignité humaine veut la mise en vigueur d’un minimum de confort.
La justice individuelle permet le droit à l’épargne et la propriété.
La justice écologique nous met tous à crédit (limité).
La justice économique ne permet qu’une seule banque (nationale).
Toute personne morale ou physique est dans l’interdiction de polluer les villes, les campagnes et la nature (sous peine de poursuites et sanctions).
L’accomplissement de la démocratie écologique implique la prise de conscience individuelle de chacun dans un but démocratique.
Le système dicté par l’économie est discrédité par la sagesse humaine et l’innocence collective.
Les jeux de hasard basés sur le gain d’argent sont abolis.
La monnaie n’a plus cours et l’argent ne repose sur le soi-disant mérite qu’une fois les besoins de chacun garantis.
Plus personne ne part de rien.
Plus personne n’arrive nulle part.
Les mathématiciens veillent sur le zéro et l’humanité veille sur tous ses enfants.
L’argent est toujours conditionné par le vol.
L’argent ne remplit pas les critères pertinents d’un marqueur d’évolution.
L’argent et la monnaie sont des valeurs d’involution et de division.
La valeur argent entrave la sélection naturelle.
Le coût d’un même bien de consommation est fixe.
Extension du « prix unique » des livres à toutes les marchandises.
La paix n’est pas une marchandise.
Spéculer sur la vie revient à parier sur la mort.
L’argent ne soigne pas l’angoisse métaphysique du temps qui passe irrémédiablement.
Rien ne peut soigner l’angoisse du temps, excepté la foi et la musique spirituelle.
L’angoisse provient de la course à l’argent qui génère une course pour la vie.
La distribution inégale de la richesse s’apparente à une angoisse matérialisée dans l’espace comme si, méconnu, inconnu ou hostile, l’espace était lui aussi mal distribué.
L’angoisse métaphysique est devenue réelle à cause du pouvoir de l’argent.
La monnaie a valeur de solidarité et de mendicité jusqu’à l’extinction de toute mendicité.
La solidarité est une valeur de civilisation.
La reconnaissance des individus envers l’ouvrage collectif de l’espèce humaine fonde la solidarité.
Les inégalités de solidarité minent les perspectives de reconnaissance collective.
L’argent est l’ennemi des enfants.
Lorsque toutes les conditions de vie sont régies par l’argent, les inégalités qui ont conduit au système monétaire sont supprimées par les lois de l’économie et de la biologie.
L’argent est le symbole de la misère.
L’argent est comme les larves : il pullule pour accroître ses chances de survie.
L’argent parasite l’œuvre de la vie.
L’existence humaine est l’instant d’une éternité ignorée et combattue par l’argent.
Le monde exploité par les forces de l’argent est rendu immonde par la valeur abjecte de l’argent.
Puisque de mémoire humaine personne n’a institué l’argent, qu’il s’efface du monde comme ses instigateurs.
Le principe de ce monde repose sur la bienveillance.
La philanthropie en guerre contre l’empire de l’argent peut emprunter ses coutumes, à condition toutefois de le faire reculer.
Les vocations philanthropiques s’inspirent de personnalités religieuses.
La politique doit s’inspirer de la philanthropie pour que cesse l’injustice.
L’argent circule dans le système parce que le malade veut vivre : l’exploitation par l’argent est un système d’appauvrissement des corps.
Une fois que la pauvreté est abolie, l’argent ne peut plus circuler.
L’argent a naturellement tendance à automatiser le système dont il dépend et qu’il irrigue.
Le remède à l’argent existe dans la confiance philanthropique.
La révolution de la valeur argent empêche toute personne de profiter ou de pâtir du système de répartition de la richesse.
La valeur argent dissuade la citoyenneté d’exercer ses compétences en politique.
Le manque d’argent détourne des priorités mais peut conduire à les réviser.
Comme le droit de chacun au minimum de confort, avoir de l’argent allège les soucis, mais l’argent corrompt davantage : il nie à d’autres les avantages qu’il donne aux uns.
La retraite est un bon point de départ pour avoir l’argent qu’on mérite.
L’argent met dans la gêne les proches d’un mourant qui se savait trop pauvre pour être enterré dignement.
On reconnaît au comédien le droit d’exagérer ; on le paie même pour ce spectacle.
La vie n’est pas un spectacle qui privilégierait des acteurs professionnels grassement payés par la sueur des pauvres figurants.
La valeur argent devient notre risée ; par conséquent l’argent n’est plus admis.
La valeur argent empiète sur la confiance, l’argent n’est pas à sa place. Chacun mérite son minimum en argent.
Il ne suffit pas d’accorder sa confiance, il faut savoir qui la mérite, c’est là toute la complexité de la vie.
Chacun mérite un minimum de confiance gratuitement : telle est la vraie valeur de l’argent. C’est là aussi le sens strict et premier du minimum de confort.
La dette et le tyran : voilà, pourrait-on dire, comment nombre de poètes contemporains considèrent la conception de la poésie qu’ils qualifient de « classique ». La dette et le tyran, autrement dit : le vers et la rime. Eux se disent « libres » et affranchis, en bons démocrates du verbe. Mais il y a, à l’origine de leur jugement de valeur sur la poésie, une ou deux erreurs d’optique.
La première erreur est facile à deviner. Ils se disent poètes contemporains. Pourtant, quand l’un des leurs emploie le vers et la rime, ils nomment sa poésie « classique ». Mais non : elle est forcément contemporaine puisqu’elle émane d’un de leurs contemporains, sans quoi elle — ou son auteur — serait posthume. L’épithète de « contemporain » ne peut évidemment s’appliquer qu’au temps qui voit naître le poète et son œuvre, jamais au style de sa poésie. La manie d’envisager l’histoire de la poésie remplie de courants et de mouvements commodément intemporels et discriminants est peut-être à l’origine de l’appellation « classique », mais elle est anachronique et inopérante pour dire sérieusement ce qui s’écrit aujourd’hui, quel qu’en soit le style.
La seconde erreur est plus fine. La poésie dite contemporaine se veut libérée des contraintes de l’harmonie. C’est pourquoi elle se dit libre ou « vers-libriste ». Cette dernière expression reconnaît, volontairement ou involontairement, que la poésie ne s’est pas émancipée des vers, pour une bonne raison : cela lui est impossible. Le minimum syntaxique du poème reste le vers. Un seul mot peut suffire à former un vers. Le vers est le strict nécessaire du poème, son « minimum syndical », sans aborder ici la capacité de la poésie à embrasser la page, quand le poème s’écrit en prose.
La poésie dite « libre » et la poésie dite « classique » ont en commun la particularité qu’un poème, s’il est composé de vers, ne joue pas le jeu de la prose, ni dans une certaine mesure, plus restreinte, celui de la page. Un poème est toujours libre, soit il est tombé sur le papier, soit il s’est laissé attraper, mais chacun sent qu’il est libre de s’envoler : chant, murmures, récitation, silence. Ce fait, pour peu que l’on se réfère à un poème de n’importe quelle époque, est, il me semble, immanquable. Pour le dire plaisamment : le texte du poème, à l’échelle du livre, économise de l’encre et, en contrepartie, gaspille du papier. Il ressemble ainsi à un oiseau tombé sur la page, ou au nid auquel il retourne pour nourrir ses petits. Cette image vivante du poème tranche avec la fluidité liquide de la prose qui remplit les pages tout en étant contrainte sans mal au format du livre. La prose s’épanche. Les poèmes, plus mesurés, contraignent toujours tant soit peu le livre, parce qu’ils ne l’épousent qu’au prix de l’acceptation, par le public, d’une forme qui laisse un vide. Bien que ces formes soient traditionnellement reconnues aujourd’hui, elle sont en apparence plus frugales qu’un roman. En apparence seulement, car la poésie libre, au sens où nous allons l’expliquer, est porteuse d’une densité et d’une exigence d’harmonie et d’équilibre qui contrebalancent sa relative avarice.
Les vers donnent au poème son rythme, régularité et irrégularités, ils équilibrent le flot millénaire du fonds de la poésie, qui ouvre chaque poème sur le flot sauvage de la parole, ancestrale, immémoriale, mais toujours présente. Il importe, outre l’originalité du poème et la sincérité du poète, que les vers entrent en résonance avec ce fonds et cette parole, aux confins du verbe, jusqu’à la dimension transcendante de l’existence, car le poème harmonise alors à la fois le langage commun et ce qui lui fait écho ; il prend son sens à cette place où l’harmonie équilibre le poème en lui-même et hors de lui-même, depuis son dedans et vers l’ailleurs, toutes raisons d’être, comme une éponge absorbante qui boucherait l’espace et filtrerait la substance intelligible et sensible qui passe entre l’infini et la vie.
Les rimes sont des points nodaux d’équilibre et de déséquilibre. Elles viennent aider les vers à continuer leur chemin, ou torpillent quelque peu leur travail : les rimes sont des prises de risques. Mais elles ne devraient pas forcer le sens des vers en se souvenant trop des autres poèmes, ni servir aux vers de fourre-tout, car c’est à cette condition qu’on pourrait parler de tyrannie. Je n’ai jamais bien compris, en voyant certains brouillons d’auteurs du passé, comment les rimes pouvaient être disposées avant le travail des vers sans les tyranniser, comme si la fin justifiait les moyens, ou comme si les rimes symbolisaient un passage obligé des signes, au sujet desquels le poète ne pouvait pas transiger (peut-être s’agissait-il de défricher un champ autrefois inexploré de la création). Il est beaucoup plus amusant aujourd’hui de se lancer dans l’écriture d’un poème en l’improvisant, par conséquent en s’y livrant avec la foi et de manière majoritairement linéaire, comme dans l’existence, avec le sentiment d’une prise de risque alliée à un effet de surprise que le poète est le premier à découvrir. Il y a une vigilance à maintenir en alerte quand on compose un vers, mais il y a double vigilance à observer quand on en vient à la rime. Elle peut laisser fuiter le vers jusqu’au vers suivant, comme elle peut le catapulter quelques vers plus loin, ou dynamiser la scansion (en utilisant le rejet, notamment), en injectant un déséquilibre ou une force supplémentaire.
Les rimes harmonisent elles aussi le poème, pas à la manière des vers qui brassent le texte et le contiennent entièrement pour l’offrir, mais comme des jalons spatio-temporels placés là pour pondérer le rythme du texte et le regard du lecteur, les éclairer de fanaux, les creuser de pièges, les fluidifier ou induire des résistances que le texte incite le lecteur à surmonter en recourant à des ruses : tantôt lire tout haut, tantôt gueuler ; tantôt le silence, tantôt chuchoter ; seul ou à deux ; en comité ou au stade ; lire de haut en bas ou de bas en haut ; foncer, revenir ; respirer.
Je parle de la dette et du tyran pour dire l’état de la poésie quand elle est dans un rapport de contrainte passive et non consentie, non éclairée, envers la parole. Seuls exemples (à ma connaissance) existant pour le décrire : le mauvais goût, la mauvaise foi et la gaucherie. C’est l’inadéquation entre le tyran qu’est l’auteur et sa dette envers la poésie, comprise comme parole véridique. Rétribue-t-il mal le fonds de la poésie, la pratique authentique du poème ? Ce n’est qu’un problème de critique, de travail et d’approche.
La rime n’est pas un tyran pour peu que le poème soit équilibré. C’est l’auteur qui fait son tyran quand il n’aime pas assez la poésie tout en l’exerçant. Pourquoi se torturer, sinon pour torturer ce qui le torture ? Je l’ai dit, le vers, la dette en poésie est inévitable, il est inévitable de s’en acquitter. Mal s’en acquitter, c’est tyranniser, c’est se cramponner maladroitement. Les rimes sont les bouts des vers, leurs fins. Elles ne sont jamais le but des vers ni le but d’un poème, dont la fin n’est pas marquée avant le dernier mot. Les rimes tyranniques sont trahies par les poètes lorsqu’ils ne les raniment ni ne les altèrent depuis des siècles, mais les reconduisent à l’identique avec leurs tares forcées.
Dans un vers, le plagiat quand il a lieu est manifeste, pour peu qu’on soit bien informé. Mais certaines rimes ont été mille fois plagiées, là réside le scandale mais là aussi la liberté de s’en défaire, puisqu’une rime peut supporter infiniment plus de plagiats qu’un vers, qui correspond à peu près à une unité de sens, tandis que la rime n’est qu’une unité d’harmonie. La poésie n’apparaît tyrannique que selon la rime (ou alors il y a plagiat, selon le témoignage attesté d’au moins un vers, un demi-vers dans le cas de l’alexandrin, la césure à l’hémistiche faisant foi) ; toutefois, la poésie peut encore et pour longtemps être libre selon la rime et selon le vers (ce qui signifie : ni radotage ni plagiat).
Le vers n’est dû et débité que s’il n’appelle pas sa raison d’être et s’il ne la contient pas davantage. Voilà, entre autres complications, pourquoi il importe de savoir compter. Il est humain et beau de vouloir sauver quelqu’un qui patauge ou se noie ; mais le minimum serait de l’aider à reprendre sa marche au lieu de le laisser pantelant sur la berge ou dans un fossé. Alors la terre nourrit le poème, les tiges et les nervures poussent librement, les rimes fleurissent puis se fanent et les vers se distribuent à la becquée ; petit à petit l’oiseau fait son nid.
La grâce d’un poème se reconnaît à la vigueur de vers si libres qu’ils sont tendus et déployés vers l’infini, en direction de l’être qui le sauve.
Quand une rime ou deux fleurissent dans l’âme d’un poète, c’est le début d’un beau poème. Quand les mêmes rimes refleurissent dans le cœur d’un lecteur, c’est un miracle et il y a lieu de s’en émerveiller.
Nos contemporains poètes ont beaucoup trop confondu la théorie structurelle et la pratique régulière, la critique et la poésie, les lois de l’harmonie et celles de l’inspiration.
Lorsque le poème est vraiment libre, la contrainte formelle est toujours possible, mais je la nomme active car elle consolide le poème seulement dans sa structure, sans le figer, en lui donnant une forme où il s’épanouit et la dépasse, la surmonte et la sublime, pour que la poésie parle suffisamment haut, suffisamment bien, pour être attendue et reprise (de mémoire ou en relecture).
Les fictions ancrées dans les esprits de nos contemporains infligent à la poésie tout autant un reproche récurrent qu’une œuvre répétitive, que résume et désigne la formule la dette et le tyran, comprise comme pétrification de la critique et de la poésie.
Denys l’ancien, l’épée de Damoclès, 1812, Richard Westall (1765-1836)
I. D’un ostracisme culturel, lourd, supposé, en poésie contemporaine
L’expérience (au sens de quantité de réalité accumulée par un individu) enseigne bien des choses, parfois à se méfier, mais toujours à examiner les raisons exprimées pour ou contre, les motivations qui jalonnent le parcours de l’individu que l’on est incontournablement. In fine, c’est la qualité de la réception que les autres lui réservent et réservent à ses actes, à ses œuvres, qui se révèle à lui, publiquement ou non.
Dans la société francophone de la poésie française (j’écarte d’emblée celle qui ne serait fondée que sur les réseaux de connivence et l’entresoi), le matériau premier pour juger d’une présentation, d’une œuvre et des valeurs qui la portent, ce sera, il me semble, le gris de la littérature, les poèmes, certaines lettres et courriels qui les accompagnent, le « noir sur blanc ».
En ma qualité d’individu et d’écrivain, j’ai toujours été bien reçu à l’entrée virtuelle des multiples cercles poétiques où j’ai présenté mon projet, des bribes de mon œuvre poétique, des poèmes. Si parfois, de rares fois, l’échange ne s’est pas poursuivi cordialement ou sans incompréhension, j’en suis le premier responsable. Parfois, mon impéritie ou mon manque de préparation, ma verdeur ou mon impatience, en des cas encore plus rares ma colère ou une forme de penchant à faire table rase, auront tristement balayé les réserves, les préjugés utiles, voire le rejet tout légitime qu’on opposait à mes poèmes pas toujours pertinents, pas toujours destinés avec motivation, ni sincères ni même bons, même à mes yeux.
Mais passons sur ces incartades de débutant, et entrons plus avant dans le sujet, car je ne veux rien moins que le lecteur ne prête à cette lettre ouverte une quelconque tournure ironique.
Au-delà de la présentation d’une œuvre à un comité de lecture, que ce soit pour une revue en ligne ou pour une maison d’édition, et au-delà du premier refus de ce comité de lecture, il y a l’échange qui leur fait suite, le cas échéant ; et le motif du refus, si le comité veut l’exprimer.
1.Le cas de non-réponse
Si rien ne fait suite à la demande de précisions de l’auteur, on retiendra que c’est l’indifférence qui a succédé à sa demande. Dans certains cas l’indifférence est culturelle, dans d’autres elle est professionnelle.
Indifférence culturelle : dans le cas d’une réponse qui ne vient jamais car vous étiez prévenu par avance que, si « dans deux mois », vous n’aviez pas reçu de réponse, vous pouviez considérer qu’elle équivalait à un refus.
Indifférence professionnelle : même cas de non-réponse, cette fois en raison d’une faiblesse de gestion, dans certains cas où le temps manque au secrétariat sous pression, débordé, etc., ou à la suite d’un oubli, d’une négligence.
Comme lors d’une entrevue d’embauche qui ne porte pas ses fruits, le demandeur est en droit de questionner les raisons du refus, si celles-ci n’ont pas déjà été explicitées. Dans le cas où un échange fait suite au refus de publication, un débat peut s’installer. Et ici, comme dans l’entreprise, le comité de lecture peut exprimer ses motifs en les détaillant.
2.Le cas de réponse négative argumentée
À partir de ce stade, l’indifférence culturelle peut encore donner de la voix. Par exemple elle peut avancer ses « goûts personnels » mentionnés évasivement, sans plus de précisions. L’indifférence peut aussi porter un masque, si elle ne veut pas explorer la palette de ses propres valeurs, en répondant par exemple : « N'hésitez pas à lire vos contemporains publiés en revue ou par les maisons d'édition et ayez l'audace. » Ou : « Ce que vous m’envoyez est certes très sympathique, un bel engagement et un bel amour de la poésie, mais je l’ai déjà lu nombre de fois. »
À multiplier les confrontations à l’indifférence culturelle, l’auteur, s’il consent à persévérer comme un poème persiste dans le temps s’il n’est pas qu’éphémère et perte de soi, comprendra que c’est en réinventant ses angles d’approche qu’il en apprendra un peu plus sur le phénomène de la poésie contemporaine, mais surtout pas en suivant des conseils pour lui absurdes, tels que : « Je pense que si vous osiez vous défaire de la poésie classique, celle que nous apprenons à l'école, et avec un peu de travail, car vous avez la fibre poétique, vos textes seraient reconnus par les poètes, revuistes et éditeurs contemporains français. » En effet, pourquoi imiterait-il ce que les autres font, tandis qu’on lui reproche, à tort ou excessivement, de se conformer à un modèle ?
C’est aussi à partir de ce stade que l’interlocuteur du poète (interlocuteur qui lui-même est souvent poète) va, plus ou moins finement, plus ou moins consciemment, mais toujours volontiers, exprimer ses valeurs, les valeurs poétiques qui ont dicté son refus face à ce que le poète veut défendre, c’est-à-dire ses mots et ses pensées, ses conceptions et son existence vivante. Les valeurs qui portent le refus de publier de la poésie contemporaine versifiée et rimée s’expriment typiquement dans un refus qui commence par expliquer la positivité de ce qu’elles veulent publier, de ce qu’elles publient, sur le mode du « comment pas », du « pas comme cela ». Par exemple : « Nous avons décidé de ne pas publier vos textes car ils ne correspondent pas à ce que nous souhaitons publier. » Ou : « Je suis désolé, mais ce n’est pas pour nous. » Nous sommes là, apparemment, au point de de plus grande acuité de la liberté d’indifférence.
Si alors l’auteur a suscité plus de franchise de la part de l’interlocuteur qu’il sollicite, il le verra aborder plus franchement les valeurs qui règnent sur sa conception de la poésie. Cette franchise, que le poète appelle et qu’il remercie malgré la possible « brutalité » qu’il y rencontre, va lui apprendre, à longueur de courriels et de réponses, que la conception de la poésie qu’on lui prête et qu’il défend volontiers, sans toutefois que les deux points de vue se confondent, est rarement la bienvenue dans le monde des revues et des éditeurs, qu’elle n’est ni vraiment dominante ni plébiscitée, ni encouragée ni publiée, et qu’elle suscite une réprobation assez répandue. On lui écrira quelques fois une réponse qui développe l’argument du « comment faire », qui n’explique pas encore le « pourquoi du comment », mais avance quelques pions instructifs pour situer l’interlocuteur, par exemple : « Nous publions essentiellement de la poésie non rimée, non rythmée, de la poésie qui explore de nouvelles possibilités autour du travail de la langue. Et nous n'avons pas rencontré cela dans vos textes. » Ou encore : « Les vers, les rimes, ce n’est plus possible. La poésie doit être un jaillissement, une immédiateté. Ça doit surgir. »
3.Le soupçon de l’ostracisme
Une poésie contemporaine, née d’un poète contemporain, une poésie originale, non plagiée, qui ne passe pas son temps à « compter » ni à « faire sonner », ne comptera pas plus demain dans les poèmes vers-libristes de ses contemporains pour vérifier si le nombre de non-vers de l’un correspond à tels autres plus anciens, si leurs syllabes non-comptées ressemblent à telles autres, si la disposition des non-rimes, ici, a déjà été explorée là. Le poète dit « classique » n’est pas non plus celui qui toujours compte, découpe et sonne. Quelle absurdité de ne plus jamais compter ; mais quel scandale de réduire le vers régulier à un comptage. Qui compte, finalement, dans cette affaire ? Ceux qui passent leur temps à nier ce qui est compté parce que c’est dénombrable, ou bien ceux qui ont appris à compter avant de s’atteler au reste ? Qui rime, finalement, dans cette affaire ? Ceux qui s’arriment à l’idée que rimer est la faillite de toute poésie contemporaine, ou ceux qui font rimer leurs vers à quelque musique qui traverse leur existence et celle de quelques autres ? Qui « explore » ce qui peut être exploré, et qui ne le fait pas ? Qui « travaille » la langue, et qui ne le fait pas ? Qu’est-ce qui peut bien « surgir », et qu’est-ce qui s’embourbe ? Y a-t-il, du côté de la « poésie contemporaine », une volonté d’émancipation de tout aspect traditionnel, de tout droit à l’oisiveté du langage, de toute culture de soi ? Cette volonté se peut-elle sans arrière-pensées, sans aucun humour et sans aucune forme de recul ? Repose-t-elle sur une intolérance à la combinaison des sons, au jeux rythmiques, aux contraintes qui permettent de s’en libérer ?
Pendant qu’une bonne partie de la philosophie combat la technique machiniste moderne, la poésie contemporaine combat la conception technique de la poésie ancienne.
Il ne s’agit plus du tout d’une liberté d’indifférence, mais de valeurs qui expriment activement le refus de la poésie rimée, versifiée. On l’a exprimé dans un refus de la poésie apprise à l’école. Mais quel mal y a-t-il à apprendre de la poésie à l’école et, éventuellement, à s’en souvenir ? Le ressentiment des classes irait-il si loin, viendrait-il de si loin ? De tels complexes me paraissent dangereux. Je préfère seulement les effleurer ici, mais il faudrait y venir si le malentendu croissait.
On a cru voir aussi, dans cette « forme » de poésie (parler de « forme » est très réducteur), un rappel niais et innocent des formes passées, mais rien n’autorise à préjuger de la teneur, de l’innocence ou de la folie créatrice d’un poème, d’après le seul prétexte formaliste et technique « antivers » et « antirime ». Un tel interdit, jeté sur le style, devrait faire l’objet d’une remise en question rigoureuse de la part des militants réfractaires qui n’ont peut-être pas appris le savoir-faire qui le constitue. Il y a au moins autant de mièvrerie, de niaiserie, à ériger en dogme son inexpérience d’un style parmi d’autres, qu’à chanter maladroitement son goût immodéré pour les chatons et les bonbons.
On a aussi voulu dynamiter l’idée ancienne de forme et de sens, de musique et d’image (c’est une fois de plus réducteur) parce que le rythme et la beauté appartiendraient à un passé révolu, haï en raison du sens supposé de l’histoire et de la désertification de l’esprit, la « mort de Dieu », qui interdiraient la régularité du vers et les jeux d’assonances. Il faut reconnaître que si nous étions tous soumis à une seule vision pessimiste de la condition humaine, récuser une certaine poésie classique appartiendrait aussi au pessimisme et à la soumission des esprits, toutes choses qu’une telle vision prétendait pourtant combattre.
Quelques contemporains ont essayé l’alexandrin : Jacques Réda, William Cliff, quelques autres… guère plus.
4.Conclusion
On me fait comprendre très clairement que la poésie classiciste, parée de vers, de rimes, tous ces alexandrins parfaits, ces beaux sonnets et ces quatrains élégants, ne sont plus du goût des contemporains. Ces poèmes rappellent-ils, à ces nouvelles poétesses et nouveaux poètes, la récitation des écoles, le bon Dieu mort et le rythme des armées qui marchaient sur des cadavres ? Je réponds que la beauté est toujours autre, que le travail de la langue est universellement réparti dans tous les poèmes, et surtout que leur censure ne passe pas inaperçue.
Tous les anti- commencent à peser sérieusement sur la poésie contemporaine. Il ne suffit pas de faire un pas de côté à gauche ou à droite pour réfuter un pas dans une autre direction, ni pour prétendre à la « nouveauté ». Cela convient à ceux qui inversent les valeurs depuis leur bureau bien ordonné avant d’embrasser leurs enfants qui rentrent du cours de danse et de tennis tout en réservant pour le soir même une table pour quatre personnes au restaurant. Il ne suffit pas de se réclamer, comme dans certains cas, d’une volonté revendiquée de rejoindre la poésie originaire pour faire oublier que toute origine doit être située. Dans le cas contraire, nous courons le risque de perdre de vue que s’exerce une nouvelle espèce de barbarie métaphysique. Si, après tout, on a bien le droit de ne versifier ni rimer, on ne doit pas interdire pour autant la représentation d’une poésie ni de ce qu’elle est au seul motif qu’elle ressemble à ce qu’elle est ; on ne doit pas lui interdire de faire ce qu’elle peut, sous prétexte qu’on ignore quel pouvoir la poésie peut avoir sur les mentalités (ou bien il ne reste qu’à interdire la littérature) ; on ne doit pas, pour une poésie mal-aimée, ostracisée, être condamné à l’anonymat, au silence, aussi platement, aussi inconsidérément, aussi faussement que je l’ai montré (j’aurais aimé en montrer plus, davantage de mauvaise foi et d’inanité conceptuelle, mais j’ai choisi de dire ce que je sais, au lieu de dire tout ce que je sens).
« Nous avons lu dans vos textes de très belles images, de beaux vers, de belles idées »
C’est déjà pas si mal pour un œil fatigué, qui connaît la laideur, un déjà-trop-vieux corps, déboussolé, un mauvais esprit lézardé qui ne s’est redressé qu’au fil du temps et au prix d’efforts qui ne contredisent pas la vie. Il existe forcément des poètes, revenants ou brisés, qui profiteront de leur poésie pour se soigner d’un dérèglement des sens.
Je demande plus d’attention, plus d’ouverture, plus de naturel que beaucoup d’entre vous, poètes contemporains, n’en montrez à la poésie contemporaine de un à dix-sept mètres. Et si elle n’est pas assez haute, ou pas assez profonde pour vos échelles, dites-le lui.
Au village de Scrignac, le matin du 15 juillet 2020, tous les habitants, à peine réveillés, relayèrent la nouvelle qui n’était, à ce moment-là, pour la plupart d’entre eux, encore ensommeillés qu’ils étaient par la nuit qui avait suivi les festivités, qu’une rumeur des plus cocasses et pour le moins déroutante. Mais tandis qu’une à une les familles déjeunaient et s’apprêtaient à sortir dans les rues du village, celles-ci connurent un afflux inhabituel pour un matin d’été, jusqu’à ce qu’un considérable attroupement se formât sur la place centrale. Agglutinés sur le parvis de Saint-Pierre, les villageois réunis dessinaient un demi-cercle, qui ressemblait à un croissant de lune, en regardant, éberlués, les yeux rivés devant eux, l’emplacement qui était vide. Ils devaient se rendre à l’évidence : l’église avait disparu. À l’endroit où, hier encore, s’élevait le saint édifice, il ne restait qu’un terrain sablonneux, immaculé, en tout point identique à celui que les jardiniers entretenaient alentour. Après quelques instants d’un silence marmoréen, à peine couvert par les murmures et les bruissements des témoins stupéfaits de cette diablerie, l’évènement commença à soulever un concert d’interrogations, qui fit rapidement place à un tonnerre d’indignation, d’autant plus que la disparition était parfaite, la réalité implacable, la vision aussi nette que possible.
Un homme bien connu des habitants de Scrignac, en la personne du maire, s’approcha du prêtre de la paroisse, qui priait en observant ostensiblement une attitude flegmatique, et lui adressa, déboussolé, ces quelques mots de solidarité :
— J’espère qu’il n’y avait personne à l’intérieur de l’église, pendant la nuit... Le prêtre, offusqué, lui rétorqua : — Pourquoi ? Pourquoi ? — Parce que s’il y avait eu quelqu’un, il serait porté disparu. — Mais non ! Mais non ! Bien-sûr qu’il n’y avait personne, c’est absurde de penser ça, voyons ! — On ne peut que s’en féliciter, conclut le maire, qui alla rejoindre ses conseillers.
La journée s’annonçait longue, mais déjà, les familles reprenaient leur routine, en s’efforçant d’oublier ce qui n’avait ni vraiment de nom ni de comparaison. Chacun était encore sous le choc, personne n’avait rien vu venir, et nul ne savait quoi penser. Devant l’impossible, l’irrationnel, l’absurde qui confine au mysticisme, nous sommes partagés entre un sentiment de crainte, un besoin d’effacement, et la recherche de la faute. À qui la faute ? Personne n’osait en parler. Des idées, on s’en fait toujours, mais quand survient un événement aussi fou que celui-ci, personne n’a l’audace de dire exactement ce qu’il pense. Du moins, pas immédiatement, pas avant le temps de la réflexion. Avec le temps, comme envers toute disparition, le deuil s’accomplit, quel qu’il soit, celui de son prochain, d’un parent, la mémoire d’un disparu, ou un monument, comme cette église, une tombe ensevelie, une adresse oubliée, une maison désertée avec ses quelques meubles, ses habitants, ses souvenirs, tout ça ressassé par les marées du temps, jusqu’à leur évanouissement dans l’océan du monde, jusqu’en nous-mêmes aussi. La mémoire, source de vie, reprend alors la parole, et ce sont des mots utiles, des signes d’humanité, des témoignages d’amour, qui restent après tout le reste.
Nombre de petits groupes, qui s’étaient déplacés pour assister au phénomène, tournaient progressivement le dos à l’église disparue, lorsqu’un enfant, un petit garçon d’environ six ans, qui avait échappé à la vigilance de ses parents, courut vers l’entrée du sanctuaire, nommée narthex, et se promena dans la nef en souriant, étrangement guidé par une intuition qui rend les jeunes enfants, en secret, plus grands que les adultes. En se dirigeant vers l’autel, il trébucha sans se faire mal, seulement étonné par l’apparente absence d’obstacle sur son chemin, alors qu’il avait réellement rencontré quelque chose d’invisible. L’enfant, devenu conscient de ce qui l’entourait, et mû comme par innocence en face du mystère qui se dissimulait à cet endroit, reprit son exploration et, prudemment, gravit les marches de l’autel. Il ne voyait rien autour de lui, mais pouvait sentir l’église, sa présence, immuable, dans l’espace et le temps, sa dimension propre, intégralement intacte, telle que personne avant lui ne l’avait perçue ni sentie. Les yeux sont le sens premier, à l’homme qui vit dans le monde, mais l’esprit est le premier mot qui traverse celui qui rencontre le sacré. Quand les mots deviennent sensés, la pensée, qui voit l’esprit, lui prête parole. L’esprit naissant dans cet enfant remplissait une église, lorsque sa mère, qui l’avait cherché, le vit, en suspens, semblant flotter à un mètre au-dessus du sable, comme un ange impassible. Et tout ce monde-là se tourna vers l’église. Et ils virent l’enfant. Ils ne purent rien dire, mais ils avaient soudain compris. Et tandis que l’angélus sonnait midi, leur vie reprit son cours, paisiblement, plus profonde et plus belle que jamais.
Lorsque le démon se pencha sur le cas de Bruno Loyreau, écrivain de son état, il choisit d’innover. En comparaison des mauvais traitements que les démons infligent habituellement à leurs victimes, il entreprit de faire mieux : plus vicieux, moins spectaculaire et résolument sur-mesure.
*
En ouvrant sa boîte aux lettres un matin, Bruno Loyreau fut saisi d’un pressentiment : c’était le grand jour, le jour choisi par la chance pour lui apporter la bonne nouvelle, celle du succès de son manuscrit, après dix années infructueuses de tentatives de publication. Il s’empara du courrier des Éditions Couillebrand, qu’il attendait depuis trois mois, et rentra précipitamment le lire dans son appartement.
Monsieur Loyreau,
Nous vous remercions pour la confiance sans relâche que vous montrez à l’égard des Éditions Couillebrand. C’est non sans intérêt que nous avons pris connaissance de votre manuscrit La Césure.
Malheureusement, nous ne pouvons envisager de l’intégrer dans notre catalogue. Salutations distinguées.
Ève-Renée de Prout-Prout.
Le démon se frotta les mains. L’interface truquée de son invention, qu’il avait mise en lieu et place de la réalité entre Bruno Loyreau et les maisons d’édition, fonctionnait à plein. L’apparence était parfaite : rien du réel ne transparaissait entre l’auteur et les éditeurs. Personne ne s’en apercevait. Les échecs d’aspirants à la publication étant monnaie courante, Bruno Loyreau se sentait incompris et s’endurcissait comme seuls les génies savent s’en accommoder. Jamais le pauvre écrivain n’aurait pu seulement se douter que son manuscrit avait été accepté depuis des lustres. Les éditeurs, qui s’étaient lassés depuis longtemps qu’un auteur si immodeste ne donnât aucune suite à leurs relances favorables, le tenaient simplement pour un doux rêveur ou l’un de ces plaisantins dont est remplie l’histoire de la littérature.
*
Mais déjà Loyreau avait remis son ouvrage sur le métier, à l’affût de la moindre coquille, de la moindre faiblesse qui pouvait se nicher dans son roman La Césure. Il procéda à une dernière relecture avant d’envoyer son manuscrit à son éditeur préféré, le redoutable Brandon Marlou. Le démon ajusta plus finement l’interface trompeuse qui coupait du succès le jouet de son sadisme. Mais l’éditeur, qui reçut pour la onzième fois le même manuscrit, commençait à flairer qu’il y avait un loup. Un détail le préoccupait : comment ce génie de Loyreau pouvait-il méconnaître toutes ses lettres positives, ses coups de fil joviaux, depuis dix ans jour pour jour, et lui infliger pour la énième fois de feindre le jobard, l’impétrant, le soumis, laissant croupir son chef-d’œuvre dans l’anonymat le plus médiocre ? Est-ce qu’il le prenait pour un con ? Moi, on ne me prend pas si longtemps pour un con, pensa Brandon Marlou. Je vais enquêter un peu sur ce Loyreau de merde... Et qu’il me foute la paix avec son satané roman !
*
Bruno Loyreau rentrait chez lui ce soir-là après une journée de travail à la bibliothèque d’étude. Brandon Marlou l’attendait.
— Bonsoir... Bruno Loyreau je présume ?
— Oui !
Mais le démon, qui guettait leur rencontre, déploya son interface piégée en un rien de temps pour tromper l’éditeur, qui crut entendre : « Non ! » et répliqua aussitôt :
— Excusez-moi, c’est une erreur.
Loyreau, lui aussi, avait reconnu le célèbre éditeur. Interloqué, il pensa que l’autre lui parlait de son manuscrit. Mais pourquoi se serait-il alors déplacé pour lui dire : « c’est une erreur... » ?
— Vous êtes Brandon Marlou, n’est-ce pas ?
— C’est moi.
— J’admire beaucoup votre travail. En particulier l’édition complète des études de H.G. Simpson sur la symbolique de la rature dans les écritures gnostiques au IVe siècle.
— Je vous en remercie chaleureusement ! Je n’en ai pas beaucoup vendu en dix-sept ans. Vous êtes un fin connaisseur.
— Vaguement... Disons que je m’y intéressais beaucoup avant d’abandonner ce sujet pour me lancer dans un roman... hélas !... Dix ans de ma vie... L’avez-vous lu au moins ?
— Peut-être, quel est son titre ?
— Le Secret, Monsieur Marlou, Le Secret. Dix ans de ma vie. J’y travaille encore, Monsieur Marlou. Bonne soirée.
Et Marlou le regarda entrer dans son immeuble en se demandant qui pouvait être ce drôle de type. Mais instinctivement, il le rattrapa de justesse et lui fit :
— Attendez ! Faites-moi entrer, je serais curieux de lire votre manuscrit.
*
Le démon s’épuisait en raison de la sagacité de Brandon Marlou. Il avait péniblement usé la plupart de ses sortilèges pour seulement altérer l’ouïe de l’éditeur, qui se révélait plus coriace que prévu. En outre, il avait dû improviser ce titre de substitution Le Secret, qu’il n’aimait pas, sans compter les efforts auxquels il allait devoir consentir pour réécrire le texte entier en espérant tromper la vigilance de l’éditeur. Tout cela lui annonçait un sombre présage : la fin de ses droits sur l’auteur.
*
En pénétrant dans l’appartement de Loyreau, Marlou faillit s’évanouir. Une odeur immonde empestait l’atmosphère. Mais, se dit-il, l’auteur semblait n’en rien remarquer.
— Installez-vous confortablement dans le salon, M. Marlou, je vais chercher le manuscrit dans mon bureau.
Il revint aussitôt avec les feuillets en main et présenta La Césure à l’éditeur, qui suffoquait sans pouvoir se calmer.
— Vite fait alors, ça p... euh, ça promet !
Il lut la page de titre. En effet... Le Secret... mmmh... Il parcourut quelques pages, qui lui parurent dignes d’intérêt. Mais il éprouvait une telle nausée qu’il dut dire à Loyreau :
— Laissez-moi ce texte, je le lirai à tête reposée. Il se pourrait qu’il m’intéresse au plus haut point. Là, je dois vraiment y aller.
— Gardez-le. Je n’en ai plus besoin. Dix ans de ma vie. Je n’attends plus rien. Au revoir, cher Brandon.
Vraiment bizarre ce type, songea Marlou en sortant de l’immeuble. Par curiosité, il regarda l’interphone et distingua, parmi tous les noms des résidents, celui de Bruno Loyreau. Il rentra chez lui en se jurant d’éclaircir définitivement ce mystère.
*
Adossé au siège de son bureau, au milieu des volutes de fumée d’un cigare, Brandon Marlou séchait. Rien ne concordait. Pour lui, l’auteur du Secret n’était pas celui de La Césure. Le Secret était un plat roman des plus ennuyeux, qui ne tenait pas ses promesses et comportait de multiples et invraisemblables maladresses, tandis que La Césure, qu’il tenait là devant lui, demeurait l’impérissable chef-d’œuvre qu’il avait toujours été. Pourtant, il en était convaincu, c’était bien Bruno Loyreau qu’il avait rencontré ce soir-là. Pourquoi l’auteur, si doué, avait choisi ce texte médiocre au titre banal, et pourquoi un pseudonyme d’auteur aussi absurde ? Des canulars, l’histoire de la littérature n’en manquait pas, mais d’aussi absurdes, Marlou n’en connaissait guère. Il ne restait qu’une seule explication : Loyreau était authentiquement fou. Il était possédé par une sorte de démon qui lui faisait sciemment rater, avec la plus grande maîtrise et le plus grand sérieux, tout ce qu’il entreprenait dans le monde. Brandon Marlou avait connu des auteurs. Des timides, des gâteux, des maladroits, des insupportables, des reclus. Mais quand il tenait un texte de cette envergure, il lui était impossible de le laisser passer. Loyreau, il en était maintenant persuadé, était un détraqué, un nombriliste contemplatif en mal d’amitié. L’éditeur allait employer la ruse pour attirer l’auteur dans son plan en le prenant par les sentiments. De cette façon, il n’en doutait pas, il parviendrait à le ramener doucement à la raison.
*
Le mois suivant, on sonna un matin à l’interphone de l’écrivain.
— Bruno ! C’est Brandon. J’ai trouvé en tout point formidable votre manuscrit. Je veux le publier.
— Mais comment...
— La seule chose qui me gêne, c’est le titre. Ce n’est pas qu’il soit mauvais, mais pour vous assurer le succès, il manque quelque chose, une accroche aux lecteurs.
— Bon, et vous verriez quoi à la place ?
— Un titre plus fort, plus tranchant. Que diriez-vous de... La Césure !
Il se fout de moi... soupira Loyreau en raccrochant.
Nietzsche à Turin Image David Rolland (via Procreate)
Aujourd’hui, dernier jour de l’an 133 du faux calendrier.
La guerre à la guerre a assez éprouvé la guerre dans ses fondements. Avant-hier, au sens légendaire de l’histoire, nous la poussâmes dans ses retranchements, c’était au temps du siècle 1 de la guerre à la guerre, celui du 20e siècle, le plus malheureux, celui du Mal absolu et de la grande politique.
Notre cause, la guerre à la guerre, ne doit pas oublier pourquoi elle a lutté. Par un retour sur soi, elle doit demain renverser le cours de cette histoire et annoncer son nom au monde de la guerre jusque parmi les siens : la Paix.
« Guerre à la guerre ». C’est sous cette maxime que la paix a fait œuvre de guerre et de résistance. Elle doit demain revenir à sa cause première, à son œuvre principale, à sa profonde motivation.
Vous, qui cherchiez la paix sur Terre, vous l’avez retrouvée, vous l’allez reconnaître, vous savez la faire. Ce jour 1 de l’an 134 sera en même temps le dernier du calendrier de l’Antéchrist. C’est aussi avec lui que la guerre à la guerre, que la paix a combattu en son temps. Ce temps est révolu. Le calendrier chrétien va reprendre ses droits sur l’écriture de la paix. Dès maintenant vous pouvez aller en paix, vous pouvez l’écrire en paix, la guerre est suspendue, elle veut connaître ses derniers soubresauts avant sa fin. L’histoire veut continuer sans elle, la paix est redevenue sa cause première.
Dans cette histoire plus haute, le monde nouveau est plus grand qu’il ne l’a jamais été jusqu’à ce jour de paix.
Brest, 29 septembre 2021, pour la fin de l’inversion de toutes les valeurs.
Je souhaiterais, dans cet article, pointer l’existence d’un questionnement qui, dans le féminisme contemporain, n’a pas encore été abordé au cours du débat qui anime la société actuellement.
Les féministes, pour autant qu’elles veulent l’égalité, sont des humanistes. Dans le cas contraire, ce serait un renversement des rapports de domination hérités du patriarcat qui mènerait, depuis notre époque remuée, à la situation inverse, diamétralement opposée à une autre époque, dont la reconnaissance nous ferait encore défaut. On dirait, par exemple : « Vu la domination des femmes, nous vivons un XVIIe siècle inversé. »
Mais les féministes veulent l’égalité, le féminisme est un humanisme. C’est reconnaître déjà que son but n’est pas atteint, que demeurent des inégalités en faveur des hommes. Mais y’a-t-il des inégalités qui se manifestent en faveur des femmes ? Je ne parle pas des inégalités de nature qui demanderaient des révolutions inouïes pour être renversées, tel que l’enfantement pour les hommes. Laissons cela au cinéma, à la fiction, car le besoin de fiction nourrit l’imaginaire, qui en retour fertilise la réalité. Or j’entrevois une pratique, qui se vit à la fois sur le mode réel et sur le mode imaginaire, et qui pâtirait grandement d’être considérée fictive. Cette pratique, c’est l’esprit. L’esprit individuel, l’esprit commun, l’esprit des sciences et des lettres, ont ceci en commun de marquer une limite entre l’ignorance et le savoir. L’esprit, pour exister, doit faire l’objet d’une recherche. C’est ce qui explique qu’il n’est jamais acquis immédiatement : qui croirait être pur esprit prouverait tout le contraire. L’esprit se définit par la participation qu’il sollicite et l’ouverture qu’il permet, par la recherche et par la découverte de créativité, de culture, de mémoire et de partage. Dans le féminisme, qui est le problème qui nous occupe donc, son esprit se distingue à plusieurs égards de celui pour lequel manque un équivalent masculin. Le« masculinisme » n’est guère un terme employé ni revendiqué, et pour cause : personne n’en veut. Cela atteste la force d’adhésion et de ralliement de l’esprit féministe. Bien des hommes ont compris qu’ils devaient être féministes pour survivre.
En terme d’esprit, le féminisme est jeune. À peine plus d’un siècle. En revanche, ce qui caractérise les hommes et les femmes depuis toujours sous le vocable humains, c’est leur esprit commun. Si l’esprit des hommes domine les siècles, les millénaires diront certains, nul ne sait si cette domination s’est faite selon la nature. Pour ma part, j’aurais tendance à penser qu’il n’en est rien, qu’en des temps immémoriaux hommes et femmes vivaient égaux et heureux selon leur être, dans un équilibre de nature et d’humanité. À présent, sans que la domination masculine soit complètement surmontée, l’esprit dominant est un esprit féministe. Et ce qui renforce sa domination, c’est le peu d’exemples d’esprit féministe qu’offre l’histoire. C’est en même temps la raison de la colère féministe, et sa force. Elles ont peu de modèles, elles créent ex nihilo des valeurs, librement, selon leur volonté et leur inspiration, selon les évènements. Non qu’elles créent la nécessité essentielle de leur esprit, qui leur est fatalement antérieure, mais elles l’expriment nécessairement de tout leur être. Mais cet esprit inédit dans l’histoire a un revers : la vision opaque, la confusion de qui est privé d’exemples passés, sans compter l’impossibilité commune de connaître l’avenir. On assiste donc à une liberté, une créativité et une domination sans partage de l’esprit du féminisme.
Pour les hommes, il en va tout autrement. Non seulement les hommes contemporains se voient dominés par l’esprit féministe, mais ils ont, de surcroît, bien des exemples historiques d’hommes et d’esprits masculins d’une grande diversité. Et ces exemples, qui peuvent devenir des modèles, ou des sources d’étude et d’inspiration, des nourritures spirituelles, des guides ou des ennemis historiques, tous ces exemples les dominent à leur tour. Dans la grande et longue histoire, les hommes ont dominé : guerres, travaux d’envergures, hommes de pouvoir, clercs, scientifiques, philosophes, et, dans une moindre mesure, artistes. Presque tout ce qui a nourri l’esprit historial était masculin. Or les modèles importent grandement dans la constitution de l’esprit commun et individuel. On ne peut pas connaître les sciences sans étudier leur histoire, etc. Les choses se passent comme si la plupart des repères masculins étaient dominants et dominateurs, pour les hommes comme pour les femmes, sans que ces dernières les reconnaissent pour esprit. Les hommes seraient voués à être dominés par l’esprit commun, masculin et féminin. Mais il faut peut-être, pour comprendre ce qui a lieu, délaisser désormais le terme de « domination », pour lui préférer ceux de transmission, de mémoire et de culture. Car l’esprit n’aura pas le choix s’il veut survivre : il devra faire corps avec l’ennemi, plus seulement l’affronter.
En conclusion, j’aimerais ajouter un mot sur ce qui occupe mon temps agréable : la philosophie. De Socrate au vénérable Jürgen Habermas, une chaîne quasi ininterrompue de philosophes masculins s’est exprimée. Bien ou mal, utilement ou non, clairement ou obscurément, telles ne sont pas mes questions du jour. Je dois dire que cette quête de l’esprit, qui donne de l’intérêt à la philosophie, est passionnante. Et je ne connais rien qui soit plus spirituel que de lire des livres en devenant moi-même des bribes d’untel et de tel autre, comme un arbre où grouillerait un écosystème varié et fécond :
le tronc chrétien, socratique et kierkegaardien,
les branches des philosophies allemandes et grecques,
les feuillages français,
les amitiés vivantes et dialoguantes,
les oiseaux de jour comme de nuit,
les papillons du hasard,
les abeilles et les bourdons romanesques,
la floraison de la sagesse que je cherche encore…
Je souhaite donc dire aux féministes : lisez les philosophes, femmes et hommes. Bien que ces derniers monopolisent vingt-cinq siècles d’entretiens, ils n’ont eu qu’un infini en partage, un seul. L’éternité de la pensée dans laquelle nous vivons tous est bien plus grande encore, à condition de la nourrir aussi de leurs richesses. — Et si les livres du premier et du dernier d’entre eux croisent votre route, laissez-les dialoguer ! Vous en oublierez jusqu’à la dernière actualité, jusqu’à votre fatras, vous en oublierez où vous êtes !